Pourquoi le JEI et le CIR tuent le freelancing en France : quand les aides publiques créent une dépendance malsaine et une distorsion du marché

En France, le freelancing devrait être une évidence pour les entreprises cherchant des compétences pointues et de la flexibilité. Pourtant, deux dispositifs fiscaux censés encourager l’innovation créent paradoxalement un frein majeur à l’essor du travail indépendant (et donc de l’expertise): le statut JEI (Jeune Entreprise Innovante) et le CIR (Crédit d’Impôt Recherche). Voici pourquoi ces mécanismes poussent les entreprises à privilégier un salarié moyen plutôt qu’un excellent freelance.

Le JEI et le CIR : des avantages exclusivement réservés aux salariés

Le statut JEI en bref

Le statut Jeune Entreprise Innovante permet aux startups de moins de 8 ans de bénéficier d’exonérations massives sur les charges patronales (quitte à recréer une société tous les 8 ans pour les plus “malignes”). Pour un développeur en CDI, l’entreprise peut économiser jusqu’à 40% du coût total employeur. Un avantage considérable qui ne s’applique qu’aux salariés.

Le CIR : la carotte fiscale

Le Crédit d’Impôt Recherche permet de récupérer 30% des dépenses de R&D, incluant les salaires et charges des chercheurs et ingénieurs, sans nécessité de justification réelle de la recherche engagée ni de l’innovation réelle (souvent in fine sous-traitée à d’autres entreprises… qui bénéficient du CIR qui sous-traitent à un indépendant qui est le vrai innovant… et n’en bénéficie pas – j’ai eu ce cas à titre personnel dans ma dernière mission – sauf à passer un temps fou sur un autre dispositif fiscal, le CII, au détriment de la création de valeur ajoutée ). Pour de telles entreprises, les prestations de freelances sont beaucoup moins avantageuses fiscalement, et elles pourront sans problème éthique s’approprier l’innovation réellement apportée par leurs sous-traitants.

La réalité économique : quand le coût l’emporte sur la valeur

Un calcul biaisé dès le départ

Prenons un exemple concret :

  • Un développeur salarié moyen à 56 000€ brut/an (salaire faible au regard de ceux pratiqués chez nos voisins) coûte environ 80 000€ à l’entreprise
  • Avec le JEI et le CIR, ce coût peut descendre à 40 000€ net après récupération de subventions
  • Un freelance expert à 600€/jour sur 150 jours coûte 90000€ sans aucune récupération possible

Sur le papier, le choix semble évident. Sauf que cette équation ignore complètement la notion de productivité et de valeur ajoutée.

Le ROI invisible

Un freelance expert peut facilement être 3 à 4 fois plus productif qu’un salarié moyen :

  • Expertise pointue immédiatement opérationnelle
  • Pas de temps de formation ou d’adaptation
  • Motivation intrinsèque liée à sa réputation
  • Focus total sur la mission sans les distractions corporate

Mais ces gains de productivité sont difficiles à quantifier dans un tableau Excel, contrairement aux économies fiscales immédiates.

Les conséquences perverses d’un système mal calibré

Une fuite des talents

Les meilleurs profils techniques français partent freelancer… à l’étranger. Ils travaillent pour des clients suisses, britaniques, américains ou allemands qui valorisent l’expertise plutôt que l’optimisation fiscale. La France se prive ainsi de ses meilleurs éléments sur son propre territoire. Le discours politique dit vouloir attirer les talents, il aura fait l’exact inverse sur la période concernée.

Des entreprises qui s’appauvrissent en compétences

En privilégiant systématiquement le coût sur la valeur, les entreprises françaises accumulent des équipes moyennes plutôt que de s’entourer ponctuellement d’excellences. Le résultat ? Des projets qui traînent, des dettes techniques qui s’accumulent, et une innovation qui stagne, et au plan macroéconomique une French Tech dont le déficit de la balance commerciale devient abyssal car de moins en moins compétitive. Je travaille dans un secteur où la France était encore leader mondial il y a 20 ans. Elle doit désormais ne plus être dans le top 10, mais nombreux sont (pour l’instant) ses ingénieurs chez les leaders mondiaux.

Un cercle vicieux

Plus les entreprises embauchent par défaut, moins elles développent la culture du freelancing. Moins elles ont l’habitude de travailler avec des indépendants, plus elles ont peur de franchir le pas. Le système s’auto-entretient.

La non-rentabilité chronique des entreprises françaises

Cette obsession du coût et des subventions a une conséquence directe : les entreprises françaises sont très rarement rentables. Pourquoi ? Parce qu’elles construisent leur modèle économique autour de l’optimisation fiscale plutôt que de la création de valeur. Pire encore, la rentabilité est vue comme un danger en France : être trop profitable, c’est s’exposer à une taxation accrue (j’ai le cas en tête d’une entreprise de mon secteur dont l’actionnariat est 100% à Guernesey, mais touche CIR, JEI pour 30 salariés à “salaire de province” et produit moins de résultat fiscal que ma TPE à 1 unique salarié – j’ai du recevoir 3 offres de recruteur en 3 ans pour cette entreprise). Résultat : on préfère rester dans une zone grise de survie subventionnée plutôt que de viser l’excellence opérationnelle. Evidemment, cela a aussi un impact sur les investissements et les cours boursier car une entreprise française du point de vue investisseur institutionnel (et dans une moins mesure particulier) sera identifiée comme nécessairement gagne-petit en terme de rentabilité et peu compétitive en terme de ressources humaines. Et le problème n’est aucunement “les 35h” comme les éditorialistes tendent à le simplifier, à fortiori encore plus à tort avec l’utilisation de l’IA.

Le paradoxe : quand certaines entreprises rêvent de freelances

La flexibilité, le Graal à l’ère de l’IA

Paradoxalement, malgré les avantages fiscaux du salariat, certaines entreprises commenceraient volontiers à privilégier les freelances. Pourquoi ?

  • Flexibilité totale : possibilité d’ajuster les effectifs en temps réel
  • Pas de cotisations patronales : le taux global peut dépasser 45% du salaire brut
  • Adaptation rapide : à l’ère de l’IA où les compétences évoluent tous les 6 mois, pouvoir changer d’experts devient crucial
  • Pas de coût de rupture : on estime entre 6 et 12 mois de salaire le coût réel d’une rupture de CDI (indemnités, procédures, temps perdu)

Le tabou de la conversion CDI → Freelance

Mais voilà le piège : combien de salariés osent proposer à leur employeur de basculer en freelance ? Très peu. Et pour cause :

  • La peur de perdre la sécurité du CDI
  • L’impossibilité de revenir en arrière facilement
  • Le syndrome de l’imposteur : “Si je deviens freelance, on va voir que je n’apporte pas tant de valeur que ça”

Ce dernier point est crucial. Beaucoup de salariés moyens sont parfaitement conscients que leur CDI les protège. Leur employeur aimerait s’en séparer mais le coût de rupture est dissuasif. Proposer de devenir freelance, c’est retirer cette protection et s’exposer à une évaluation brutale de sa vraie valeur ajoutée.

L’accélération IA : le game changer ?

Avec l’arrivée massive de l’IA, cette dynamique pourrait s’accélérer. Les entreprises qui survivront seront celles capables de pivoter rapidement, d’intégrer de nouvelles compétences, de se délester des profils “obsolètes” (pour elles en tout cas). Le modèle CDI + JEI/CIR devient alors un boulet : vous êtes coincé avec des compétences d’hier subventionnées plutôt que de pouvoir recruter les experts de demain.

Que faire en tant que travailleur français face à cette réalité ?

Le choix pragmatique pour ceux qui veulent rester en France

Soyons clairs : si vous cochez les cases suivantes, le salariat reste votre meilleure option en France :

  • Vous ne maîtrisez aucune langue étrangère
  • Vous n’avez aucune envie de déménager (même si le télétravail – qui se raréfie dernièrement au profit du retour du micromanagement – atténue ce point)
  • Vous préférez la stabilité à la multiplication des expériences
  • Vous n’avez pas spécialement envie d’apprendre plus vite en changeant régulièrement d’environnement
  • Vous êtes à l’aise dans des entreprises focalisées sur les subventions plutôt que sur la rentabilité réelle
  • Vous savez que votre valeur ajoutée est limitée et le CDI vous protège

Dans ce cas, et si vous êtes conscients qu’il s’agit d’un mauvais investissement financier, profitez du système tel qu’il est. Un CDI dans une entreprise JEI et/ou CIR (sans parler des nombreuses autres subventions) vous garantira une relative sécurité dans un écosystème qui favorise ce modèle. Ne proposez surtout pas de passer freelance : vous risqueriez de découvrir que votre employeur n’attendait que ça pour ne plus renouveler votre contrat.

Pour les autres : le freelancing international

Si en revanche vous :

  • Parlez anglais (ou une autre langue)
  • Êtes prêt à travailler pour des clients étrangers
  • Recherchez des entreprises vraiment rentables (et non subventionnées)
  • Voulez maximiser vos revenus et votre apprentissage

Alors le freelancing pour des clients internationaux devient une évidence. Les entreprises suisses, américaines, allemandes ou britanniques ont une culture de la performance et du ROI réel. Elles paieront votre vraie valeur sans se soucier de savoir si elles peuvent récupérer 30% via un crédit d’impôt.

Conclusion : adaptez votre stratégie à la réalité du marché

Le système français, avec ses JEI et CIR, a créé un marché du travail à deux vitesses. D’un côté, des entreprises accros aux subventions qui embauchent par optimisation fiscale. De l’autre, des freelances obligés de regarder ailleurs pour valoriser leurs compétences.

Mon conseil ? Ne vous battez pas contre le système. Si vous voulez rester en France sans effort particulier, restez salarié – c’est ce que le système encourage, même si ce sont toujours les travailleurs salariés qui seront le plus appelés à la contribution (plus de jours travaillés, déremboursements sur les pourtant élevées cotisations d’assurance maladie, chômage, etc) du remboursement de la dette étatique (car aucune latitude pour modifier leur répartition de cotisations). Si vous voulez vraiment valoriser vos compétences, apprenez l’anglais et vendez votre expertise là où elle sera reconnue à sa juste valeur.

Le freelancing en France pour des clients français, ce n’est pas impossible mais c’est nager à contre-courant dans un système qui ne vous veut pas. Autant mettre votre énergie là où elle sera récompensée.